vendredi 13 avril 2007

L'Aide publique au Développement peut-elle "acheter" des réformes ?

Par Sénami HOUNDETE
Master en Affaires Internationales
Sciences Po Paris

Depuis quelques années, on observe de plus en plus un glissement des politiques d'aide au développement des projets d'investissement traditionnels aux programmes de réformes institutionnelles. Ce fut le cas des projets d'aide au développement destinés à accompagner les pays de l'Europe de l'Est vers les "Acquis communautaires" de l'Union Européenne, mais aussi des politiques entreprises par le FMI et la Banque mondiale pour assurer l'ouverture à l'économie libérale. Selon Bertin Martens (Martens, 1999), ce tournant a commencé dans les années 1980. Les institutions donatrices auraient tout d'abord réalisé que les pays récepteurs ne possédaient pas l'environnement politique, économique et institutionnel adapté pour recevoir les opérations d'aide. En outre, la détérioration de la situation financière des pays en développement aurait à cette époque commencé à alarmer les créanciers tout autant que les débiteurs. Les plans d'ajustement structurels de la Banque mondiale auraient ainsi été mis en place pour orienter l'aide vers la gestion des budgets et de la balance des paiements. Dans le cas de l'Union européenne, de même, les programmes d'assistance technique Phare et Tacis montés au début des années 1990 servent à assurer les transitions institutionnelles des pays d'Europe de l'Est. Mais quels en sont les effets ? A quelles conditions un gouvernement va-t-il entamer une réforme institutionnelle sous la pression de l'aide internationale ?

Nous verrons tout d'abord que l'aide publique au développement peut effectivement être un formidable outil de pression sur les Etats. Dans certains pays où les revenus issus de l'aide internationale peuvent représenter un tiers des ressources financières de l'Etat, comme au Cambodge, ou dans les pays où le poids de la dette est déjà un fardeau insoutenable, les négociations inter-étatiques peuvent devenir cruciales. Alors, l'efficacité de l'aide dépendra des institutions et des jeux entre acteurs ainsi que de la nature des incitations mises en place. Cependant, nous verrons enfin que de véritables réformes, légitimes et durables, ne peuvent être mises en place qu'avec l'implication pleine et entière des acteurs locaux.
1. L'APD est un formidable outil de pression qui peut définitivement laisser des traces durables dans les paysages politiques des pays récepteurs.
1.1. Un moyen de pression puissant
L'histoire de l'aide publique au développement révèle les lourdes instrumentalisations dont celle-ci a été objet. Elle a longtemps permi à la France de garder son "pré carré" malgré les décolonisations, les Etats-Unis en usent et en abusent pour assurer leur "guerre contre le terrorisme": les pays de l'OCDE prêtent aux pays pauvres pour des raisons géopolitiques ou financières. Pour certains pays, comme le Cambodge, l'aide publique au développement fournit jusqu'à un tiers des revenus du pays. Le gouvernement reste donc fortement influençable par les recommendations de la communauté internationale, même s'il est accusé de détenir l'un des plus hauts taux de corruption au monde (130ème rang en 2005). Dans d'autres pays, le poids de la dette peut également peser sur les économies des pays pauvres. 33 % des dépenses publiques servent à rembourser la dette au Mozambique, par exemple. Les pays peuvent alors être sensibles aux propositions d'allègement de dette.

Les projets de réformes institutionnelles sont donc mis en place dans ce contexte. Dans le cas de l'Agence Française de Développement (AFD), par exemple, ces programmes d'appui aux politiques sectorielles sont appelés "aides-programmes". Ils peuvent servir à promouvoir des réformes du secteur urbain, comme à Ouagadougou par exemple où un quartier déshérité a pu être entièrement restructuré avec le soutien des associations locales. Au Togo, l'AFD intervient au niveau gouvernemental dans les domaines suivants: restructuration urbaine, accélération de la croissance, développement des secteurs sociaux, promotion de la bonne gouvernance. En Tunisie, la banque de prêt est même parvenue à influer sur la politique urbaine à l'échelle du pays, en appuyant le renforcement des collectivités locales (prêt, promotion du droit de l'urbanisme et planification de l'investissement). Dans ces cas-là, la maîtrise d'ouvrage appartient aux gouvernements et le maître d'oeuvre est le service technique d'un ministère s'il n'est pas celui d'une entreprise. Les réformes institutionnelles ont ainsi pu être menées à bien dans des contextes favorables, puisqu'un certain nombre de conditions préalables doivent être réunies.
1.2. Mais les effets de l'aide sont fonction de la nature du jeu entre les acteurs
L'aide publique au développement a souvent montré son inefficacité, comme au début des années 1990 dans les pays de l'Europe de l'Est. En réalité, son application dépend de la nature du jeu entre les acteurs impliqués ainsi que des incitations mises en place pour en assurer les résultats.

Tout d'abord, la nature des institutions a un rôle prédominant dans l'efficacité économique. On a en effet une forte corrélation positive entre la qualité des institutions et le niveau de développement économique (World Bank, 1997; Clague, 1998). Ainsi, dans la tradition de la théorie de Douglas North sur l'économie institutionnelle, Bertin Martens cherche à définir des modèles économiques dans son ouvrage The institutional economics of foreign aid pour anticiper les résultats de l'aide au développement sur les réformes institutionnelles. Il se demande si celle-ci a une réelle efficacité, ou si ce sont en réalité les politiques mises en place par les Etats bénéficiaires eux-mêmes qui ont des effets positifs sur la croissance, indépendamment des flux d'aide qu'ils reçoivent. Il aboutit à la conclusion que la stratégie des agents et le fonctionnement interne des organisations de l'aide peut expliquer les différences de performances économiques. De même, Paul Seabright montre que les interactions entre les différents acteurs au sein même de l'organisation donatrice peuvent influer sur les résultats de la démarche officiellement entreprise par l'organisation. C'est ce qu'il appelle le "principle-agent dilemma": le supérieur politique qui a défini les lignes directrices du projet n'a pas obligatoirement les mêmes objectifs que l'agent de terrain, qui peut quant à lui être influencé par les groupes d'intérêt locaux ou pencher vers des intérêts plus personnels au moment de ses démarches. Son intérêt est d'être bon gestionnaire, et donc d'utiliser au mieux les ressources à sa disposition, alors que l'intérêt de son organisation serait plutôt d'assurer des résultats durables sur le paysage politique du pays récipiendaire.
Toutefois, la question des incitations permet aussi très largement d'expliquer les différences de résultats entre les différentes politiques d'aide entreprises. Effectivement, les approches en termes de projet allouent l'aide en fonction des intrants, alors que la conditionnalité rémunère au résultat. Or comme le montrent Ranis et Mahmood (1992), l'impact de l'aide sur les réformes institutionnelles dépend de la qualité et du poids des incitations sur les pays bénéficiaires. Ainsi, les politiques d'ajustement structurel de la Banque Mondiale ont laissé des traces durables dans les pays auxquels ils s'appliquaient dans la mesure où le suivi des structures budgétaires et de la santé financière des pays a été particulièrement appuyé. Au contraire, après le début de la grande vague de transition économique dans les anciens pays communistes de l'Est, les incitations au changement étaient faibles et les institutions donatrices reprochent toujours à ces Etats de n'avoir lancé de que minces projets de réforme. Cependant, une véritalbe réforme institutionnelles ne peut être menée à bien qu'avec l'accord des acteurs locaux.
2. Mais il n'est de réelle réforme pérenne et acceptable que les réformes impulsées de l'intérieur, avec l'implication pleine et entière des acteurs concernés.
2.1. Des impacts discutables sur le développement
Lorsque des projets traditionnels sont mis en place, les résultats sont clairement identifiables. Au final, on identifiera une route, une école, un hôpital. Le nombre de bénéficiaires pourra être quantifié dans l'évaluation de l'institution réalisatrice du projet. Dans le cas de l'appui aux réformes institutionnelles, les évaluations sont beaucoup plus complexes puisqu'elles passent par des instruments immatériels tels que les lois, les plans d'organisation, le conseil ou le recours au personnel qualifié. Dans ce deuxième cas, l'impact sur le développement n'en devient que plus difficilement quantifiable. En réalité, plusieurs études économiques aboutissent au résultat que l'aide publique au développement influe faiblement sur la croissance des pays bénéficiaires: White (1992), Boone (1994), Tsikata (1998). Burnside et Dollar (2000), quant à eux, estiment que l'aide public au développement a un effet positif si l'environnement politique du pays récepteur est constitué de telle sorte qu'il puisse lui-même être porteur de croissance. Le développement est-il alors causé par l'aide, ou celle-ci n'a-t-elle qu'un effet passif? Pour Dollar et Svensson (1998), les efforts financiers du pays donateur n'ont pas d'impact sur la performance politique des pays récepteurs, mais les résultats dépendent de l'environnement politique domestique.
2.2. Réformes institutionnelles et légitimité politique: pour une appropriation par les acteurs
Si l'impact de l'aide publique au développement sur le développement réel des pays reste faible, peut-elle alors être utilisée pour promouvoir des réformes de l'intérieur ? En réalité, s'interroger sur cette possibilité conduit à la question de la légitimité tout autant qu'à celle de l'efficacité. En effet, il paraît d'abord difficile qu'un pays donateur puisse allouer des ressources à un autre Etat ainsi qu'un appui technique et politique alors qu'il ne connaît pas son système institutionnel. Dans le cas du Cameroun, par exemple, les politiques mises en place pour lutter contre la corruption sont restées relativement sans écho. En outre, comme l'écrit Bertin Martens dans The institutional economics of foreign aid, "institutional reform processes are home-grown and the outcome of domestic, economic and political forces. Donar-financed institutional reform projects transplant "foreign" institutions into a domestic institutional setting." Le risque est alors grand que ces institutions "transplantées" soient rejetées par les systèmes politiques locaux ou même détournés de leur but originel, comme on le remarque aujourd'hui, par exemple, pour de nombreuses institutions d'Afrique sub-saharienne. En fait, B. Martens souligne que la réussite de réformes durables passe nécessairement par le transfert non seulement de jure (formel) des institutions du pays récipiendaire mais aussi de facto: ces institutions doivent être ancrées dans les institutions socio-économiques informelles du pays.En conclusion, l'argent peut définitivement permettre de réformer des institutions. Mais pour garantir le fonctionnement démocratique et pérenne de celle-ci, les acteurs locaux doivent être impliqués à tous les niveaux pour en assurer la légitimité, tandis que la communauté internationale se doit de rester vigilante face à l'usage de ces incitations financières, nécessairement soumises aux intérêts géopolitiques propres au fonctionnement intrinsèque de l'aide publique au développement.
Bibliographie:
BARBIER Jean-Pierre, "Programmes et appui aux politiques sectorielles", Conférence à Sciences Po, 2007.
BOONE P., The impact of foreign aid on savings and growth, Mimeo, London School of Economics, 1994.
BURNSIDE & DOLLAR, "Aid, policies and growth", American Economic review, vol 90 (4), p.847-68, septembre 2000.
CARR S. M., Psychology of aid, Routledge, 1998.
CLAGUE C.H., Institutions and economic development, John Hopkins University, Baltimore and London, 1998.
MARTENS B., The institutional economics of foreign aid, Cambridge University Press, 1999.
QUARLES, KUYT & DOWNING, The hidden crisis in development: development bureaucracies, Amsterdam, Tokyo, Free University Press and United Nations University.
RANIS & MAHMOOD, The political economy of development policy change", Blackwell, Cambridge.
TSIKATA T., "Aid effectiveness: a survey of recent empirical literature",
IMF Papers on Policy Analysis, PPAA/98/1.
WHITE H., "The macro-economic impact of development aid: a critical survey", Journal of Development Studies, vol 21(2), p.163-240.

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